Perdu en Amazonie [Chap.4]

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« J’aime la force, et de la Force que j’aime, une fourmi peut en montrer autant qu’un éléphant »

Stendhal [1783-1842]

***

Au cœur de la nuit amazonienne, perdu dans la forêt profonde, j’attends l’aube.

Allongé dans mon hamac, suspendu dans la noirceur du sous-bois, je suis calme.

Parfois, j’entends au loin un craquement sinistre et puissant. C’est un vieil arbre de la jungle qui se couche. En s’allongeant, les branches se brisent dans un bruit de mitraillette. Il écrase de sa masse, ses voisins plus menus. Une petite clairière naturelle se dessine, l’entoure spontanément comme pour lui rendre un dernier hommage. Dans l’humus, des graines spécifiques attendaient patiemment cet événement : l’accès à la lumière. Ce profitable puits de clarté dans la canopée sera source d’une nouvelle et éphémère diversité. Une foule d’organismes se nourrira de la dépouille du géant. C’est la richesse infinie de l’Amazonie.

***

Une douleur soudaine, brutale, à la jugulaire me fait hurler. Mon cri est un réflexe de peur, un mélange de rage et de tentative d’intimidation pour mon énigmatique et inattendu agresseur.

En une fraction de seconde, je porte instinctivement la main à mon cou. Mes doigts ne rencontrent aucun relief. J’allume ma frontale, m’attendant à découvrir ma main couverte de sang.

Rien. Juste cette brûlure vive qui irradie mon visage à chaque pulsation du cœur.

Première constatation, ce n’est pas une morsure « mécanique » de mammifère. Quelques millimètres sous la peau de notre cou, quatre veines jugulaires véhiculent le sang en provenance de notre cerveau. Juste derrière, se trouvent les trois artères carotides qui alimentent notre encéphale. Une hémorragie sur un de ces petits tuyaux est généralement fatale. Surtout seul au fond de la jungle.

Une morsure de serpent ? Selon l’espèce, le pronostic vital pourrait être vite engagé. Chacun peut aisément le comprendre, les garrots n’étant guère recommandés sur le cou. De plus, la “scène du crime” proche du cerveau, rend la présence du venin d’autant plus efficace. Un neurotoxique me ferait perdre rapidement connaissance. Une paralysie musculaire entraîne ensuite généralement la mort par asphyxie. Je serai vite fixé. De toute façon, dans cette hypothèse, il n’y a rien que je puisse faire.

L’absence de saignement et les probabilités m’amènent à parier, que l’auteur des faits reprochés est plus vraisemblablement un insecte. Je dirige le faisceau de ma frontale sur mon sac à dos, lequel me servait d’oreiller et où mon cou se trouvait quelques secondes plus tôt.

Je présume aussitôt du principal suspect. En effet, une colonne de fourmis sort de mon sac à dos. Prises en flagrant délit sur les lieux du forfait, si je puis dire. Pour des amazones, elles sont de taille modeste (»1cm). L’une d’entre elles a dû tomber par hasard sur mes barres de céréales entamées. Je les avais vaguement conservées en prévision du retour qui s’annonce éprouvant. Mal m’en a pris. Sans un récipient totalement hermétique, difficile de garder des réserves de nourriture en Guyane. A mon domicile, j’avais même pris l’habitude de mettre le pain au réfrigérateur, seul lieu étanche aux ingénieux appétits de la diversité.

Une fois mon frugal goûter, (son festin) découvert par une fourmi « éclaireur », elle a rebroussé chemin en prenant soin de déposer des petites gouttes de phéromones informant ses congénères du banquet à disposition. Toutes les copines de la colonie qui croisent par hasard ce sentier odorant, s’empressent de suivre la piste pleine de promesses. Ce principe de base très simple permet de mettre en place une silencieuse autoroute de fourmis en quelques minutes. Et même si le chemin pour atteindre mon sac à dos est incongru, passant par les fils ténus tendant mon hamac, le mélange mathématique de l’aléatoire, associé à la force des grands nombres résout toutes les équations.

Si d’aventure, un jour, quelques scientifiques extra-terrestres venaient visiter notre singulière biosphère, il me plaît d’imaginer les humains étonnés d’être délaissés par les petits savants verts. Peu impressionnés par nos technologies primitives (même pas capables de visiter les systèmes d’étoiles du quartier), nos visiteurs seraient, je crois, bien plus enthousiastes à l’idée d’étudier les fourmis.

Les fourmis. Ces efficients spécimens apparus il y a 150 millions d’années, ayant colonisé tous les écosystèmes terrestres, tandis que les primates bipèdes arrogants sont descendus de leur arbre, il y a moins de 3 millions d’années ! Franchement, il n’y a pas d’ambigüité. Du reste, le temps de leur adresser une phrase de bienvenue, du type: « enchantés de vous rencontrer ! » : dix humains viennent au monde, durant ce même instant fugace, 300 millions de fourmis naissent…

Les fourmis sont l’espèce dominante de notre planète.

La douleur cuisante « éclairant » mon cou vient donc, très vraisemblablement d’une piqûre de fourmi... Une réaction immunitaire imprévue entraîne un curieux effet secondaire, je ne cesse d’avoir les yeux qui pleurent ! Un peu comme si j’avais pris un coup de poing sur le nez. Comme si ma tête essayait de se laver du fâcheux venin et tentait de l’excréter par les larmes. Je crois surtout que mon corps ne comprend pas ce qui lui arrive. L’intensité du message électrique envoyé dans mon système nerveux est interprétée par mon cerveau comme un gros danger, une situation critique et inédite. La douleur est une alarme inventée par l’évolution.

C’est douloureux mais je sais, d’ores et déjà, que ce n’est pas mortel. Encore aujourd’hui, j’ignore quelle espèce précise m’a rendu visite cette nuit là. Il existe tellement d’espèces de fourmis connues et inconnues.

  1. Les fourmis peuvent mordre, découper un petit bout de chair avec leurs mandibules, lesquelles ramenées à leur taille sont incroyablement puissantes.
  2. Les fourmis peuvent projeter des gouttes d’acide formique (lequel, -délices de la chimie-, mélangé à du chlore, donne le chloroforme).
  3. Les fourmis peuvent piquer avec leur aiguillon et injecter leur venin.

Mais toutes leurs armes, aussi dissuasives soient-elles, ne présentent pas un danger létal pour un homme conscient et libre de ses mouvements.

Pourquoi juger utile de préciser « libre de ses mouvements » ? Parce que me revient une anecdote terrifiante, rapportée par l’ancien bagnard Henri Charrière dit Papillon, célèbre auteur du best-seller portant son surnom. Cette autobiographie (romancée) raconte sa détention, puis son évasion du bagne guyanais. Ce récit aventureux a été immortalisé par Steeve Mac-Queen et Dustin Hoffman dans un long métrage à succès, en 1973.

Papillon rapporte une scène glaçante. Durant les travaux forcés, les équipes de bagnards étaient encadrées, par d’autres bagnards qui avaient reçu -de la hiérarchie pénitentiaire- l’autorité de diriger un petit groupe de forçats sur le terrain, ainsi que dans l’enceinte carcérale à proprement dit. On les appelait les “portes-clefs”. Ils avaient un écusson distinctif cousu sur la manche gauche de la traditionnelle vareuse rayée, rouge et blanche du bagnard. Fut un temps où ils étaient même armés d’une machette et en effet porteurs d’un trousseau de clefs permettant d’ouvrir les portes intermédiaires des cases et de certains bâtiments techniques. Des sortes de kapos, si vous me permettez cet anachronisme. (Ce sinistre terme étant surtout associé aux camps d’extermination nazis).

Les travaux forcés consistaient, le plus souvent, à ouvrir des routes en pleine jungle, à l’aide de pelles et de pioches. Comme les travers de l’homme semblent tristement immuables, certains de ces portes-clefs abusaient de leur maigre parcelle de pouvoir. Certes, ce microcosme exilé rassemblait sans doute quelques âmes innocentes, mais aussi quelques âmes perverses et brutales. Ces kapos trop zélés oubliaient toutefois que travailler en forêt profonde offre quelques discrètes opportunités, demeurant le plus souvent anonymes. Un groupe de bagnards offensés a décidé de se venger d’un porte-clefs s’étant montré particulièrement sadique. Ce dernier s’est réveillé, nu, attaché à un arbre, badigeonné des restes sucrés d’un fruit tropical trop mûr. Cet homme est mort, dévoré vivant en quelques heures tout au plus, sous l’assaut de colonnes de fourmis (probablement des fourmis légionnaires).

Une fin particulièrement atroce. Une fin qui me hante en ce périlleux instant de solitude.

A la fin de la journée, il ne devait rester qu’un squelette blanc, débarrassé des corps mous. Très vite, une première faune de « charognards » attirée par la moelle se charge de briser les os, une autre se charge des tendons, des cartilages. Dans la jungle, tout est recyclé rapidement. En quelques jours, un cadavre disparaît totalement. Je ne peux m’empêcher de penser que le même sort rapide pourrait être réservé à ma dépouille, très prochainement...

La jungle amazonienne a, en effet, cette incroyable faculté à avaler et faire disparaître les imprudents. Sans balise émettrice, les petits avions ou les hélicoptères, à la suite de crashs, demeurent le plus souvent introuvables, même après des années de recherche. Je vous laisse imaginer un homme seul !

Officiellement, ces hommes avalés ne sont pas morts mais portés disparus. Car les corps ne sont jamais retrouvés.

Dans cette hypothèse, les seuls témoins durables de mon éphémère présence seront quelques objets en plastique. En effet, depuis l’apparition de la Vie, tout a toujours été 100% recyclable sur Terre ; jusqu’à ce que l’homme invente ces molécules qui ne sont digérées par aucun être vivant. Le plastique, même s’il s’efface à notre regard en se fragmentant en nanoparticules, devient en quelque sorte un déchet « perpétuel ».

***

Cette douleur intense me viole le crâne. Ma situation de survie vient de brusquement dégénérer. Je tente de m’accrocher aux quelques connaissances rationnelles qui me semblent utiles.

Les fourmis font partie de la famille des hyménoptères. Cette famille rassemble aussi les abeilles, les guêpes, les frelons, les bourdons... Même si c’est une notion maladroitement anthropocentrée, d’une certaine manière, c’est la famille des insectes que je qualifierais de la plus évoluée. D’ailleurs il s’agit d’un des derniers groupes d’insectes à être apparus, il y a tout de même plus de 200 millions d’années.

Ce groupe s’est surtout diversifié en même temps que les plantes à fleurs, il y a environ 100 millions d’années. Les hyménoptères ont alors changé la face du monde. Avant eux, la végétation était essentiellement composée de fougères arborescentes et de plantes ligneuses gymnospermes (conifères type : pins, épicéas, mélèzes, thuyas, cyprès, etc.). Un échange de bon procédé a fait exploser la diversité des plantes à fleurs et hyménoptères : la pollinisation ! Cette innovation révolutionnaire consiste à utiliser les insectes pour répandre les gamètes mâles récupérés sur les étamines pour féconder les pistils d’autres fleurs de la même espèce (gamète femelle). Ce procédé est bien plus efficace que les hasards de l’insémination utilisant la dispersion par le vent (spores).

Aujourd’hui, 80 % des espèces végétales font des fleurs. En d’autres termes, 80 % du végétal qui nous entoure a besoin des insectes pour se reproduire. Accessoirement, 80 % des étals de nos marchés sont couverts de légumes et fruits… de plantes à fleur ! Réciproquement, les insectes se nourrissent des pollens et des sucres sous forme de nectar, illustrant à merveille l’interdépendance des espèces dans un écosystème.

A l’exception notable des termites, tous les insectes sociaux (c'est-à-dire vivant en colonies avec une répartition des rôles) sont des hyménoptères. D’autres espèces peuvent être grégaires (papillons, sauterelles, punaises, etc.) mais sans que les individus aient des tâches et fonctions distinctes au sein du groupe.

Leur anatomie est à l’origine même du nom « insecte ». Insecte vient du latin Insecare, qui signifie couper, segmenter. En effet, chez les hyménoptères, le corps est segmenté en trois parties très distinctes : tête, thorax et abdomen. Les autres familles d’insectes ne présentent pas ces caractéristiques de manière aussi prononcée (coléoptères, diptères, orthoptères, etc.).

L’autre dénominateur commun des hyménoptères est de disposer d’un dard, relié à une glande à venin. Ainsi toutes les guêpes, toutes les abeilles (environ 1.000 espèces en France métropolitaine) et toutes les fourmis disposent d’un aiguillon à l’extrémité de l’abdomen. Le venin est composé d’une ou plusieurs protéines, résultat de millions d’années d’évolution. Souvent les protéines les plus douloureuses vis-à-vis des mammifères ont été choisies par la sélection naturelle.

Par exemple, les « abeilles à miel sauvages » sont confrontées depuis des temps immémoriaux à la convoitise d’oiseaux et de mammifères qui trouvent là une concentration de sucres et de nutriments avec peu d’équivalents dans la nature. Pour éloigner un ours trop glouton, mieux vaut une piqûre bien douloureuse. Ainsi, si la sélection naturelle a favorisé des venins létaux chez les serpents, (car il lui sert à la capture de proies), la sélection naturelle a favorisé, chez les insectes, des venins douloureux pour le système nerveux des mammifères (et des oiseaux).

L’évolution a également favorisé la survie des fourmis amazoniennes aux venins désagréables, plus aptes à défendre leur fourmilière contre leurs prédateurs, comme le grand tamanoir (fourmilier). C’est pourquoi, tout comme nous, les mammifères évitent de se vautrer sur une fourmilière…

Profitons de cette opportunité pour poursuivre le raisonnement avec les araignées et les scorpions, dont les venins ne sont pas, dans l’écrasante majorité des espèces, mortels pour l’homme (sauf allergies). En effet, les araignées mangent rarement du bipède au petit déjeuner, l’évolution n’a donc pas favorisé une protéine létale pour notre espèce.

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Hors-sujet et insensée, une citation que je croyais avoir oubliée depuis longtemps, surgit dans mon esprit embrumé, s’impose et revient en boucle : « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. » J’ai redécouvert plus tard que cette citation vient d’un poème de Lamartine, intitulé : « L’isolement ». Étrange coïncidence. Ou pas. Rétrospectivement, je crois que je condensais dans ce mantra, l’idée que la solitude transforme aisément un impondérable en situation critique. J’imagine que les marins entreprenant un tour du monde, en solitaire, sans assistance, ressentent cela chaque jour et pendant des mois ! J’admire leur courage. Je me souviens d’un marin, qui avait dû se recoudre la langue, seul dans la tempête… Pour ce qui me concerne, ce petit grain de sable peut m’empêcher de rentrer chez moi, aujourd’hui. Ce petit grain de sable me handicape. Il me rend vulnérable. Il change tout.

Premier réflexe de survie, éviter le sur-accident. Victime ou témoin d’un sinistre sur la route, si l’on est conscient et mobile, il faut faire son possible pour signaler les lieux de l’accident, aux véhicules qui se rapprochent. Pour ce qui me concerne, je dois éviter à tout prix une seconde piqûre. Je saute de mon hamac, content d’avoir mes rangers aux pieds. Il fait encore nuit mais de toute façon, je ne pourrai plus dormir.

Je hurle dans la nuit, comme un aliéné. De rage, de douleur, de frustration.

Les singes, les perroquets se taisent. Ils doivent me trouver douillet ! Tout ce tralala, juste pour une petite piqûre de fourmi ?

Comme vous probablement, je me suis fait piquer de nombreuses fois par des fourmis en Europe. On ressent une gêne, comme une petite décharge électrique, l’espace d’une microseconde. Cela surprend. En Amazonie, il existe une espèce de fourmi dont la douleur provoquée par la piqûre s’apparente à une blessure par arme à feu. On appelle cette espèce : fourmi balle de fusil [paraponera clavata].

Quelques youtubeurs, aventuriers trop confiants, en quête de notoriété ont cru bon de filmer leurs propres réactions après une piqûre volontairement provoquée de [paraponera clavata]. Je crois pouvoir dire qu’ils l’ont tous amèrement regretté. Aucune célébrité (relative) ne vaut ce sacrifice ! Le venin contient (notamment) un peptide neurotoxique et paralysant dont les effets durent 24 heures. C’est d’ailleurs son autre petit nom : la fourmi 24.

Justin Schmidt, qui a subi toutes sortes de piqûres au cours de sa longue carrière d’entomologiste professionnel compare cette douleur au fait de marcher sur des charbons ardents avec un clou de 7 centimètres dans le talon… Difficile à imaginer n’est-ce-pas ?

Heureusement pour moi, je sais que ce n’est pas paraponera clavata qui m’a piqué. La colonne de mes assaillantes était composée d’individus bien plus petits. (La fourmi balle de fusil mesure entre 1,8 et 2,5 cm de long). La dose de venin injecté se compte en microgramme. C’est d’ailleurs l’autre raison (la faible quantité de venin) qui explique pourquoi, insectes et araignées sont rarement dangereux pour les humains (comparativement aux serpents).

L’un des venins d’araignée potentiellement les plus risqués pour l’homme, celui de la Veuve noire [Lactrodectus mactans], (quadriptyque ci-dessous), est injecté en quantité si faible, qu’aucun décès humain n’est à déplorer depuis de nombreuses années. Mais en la circonstance, je ne me plains pas d’avoir été choisi par les « seconds couteaux » du quartier !

Je regrette de ne pas être accompagné d’un feu de camp, même modeste. Le chétif faisceau de ma frontale donne des signes de faiblesse. Et puis « feux et fumées » ont tendance à tenir la diversité sauvage à distance, moustiques compris. Mais, même si je dispose d’un briquet, démarrer un feu en jungle, en camp de fortune, sans essence, est une vraie galère ! En tous cas pour un « fromage blanc » comme moi ! (Fromage blanc : manière mi-péjorative, mi-affectueuse que chérissent les créoles pour désigner les blancs métropolitains vulnérables au vigoureux soleil des tropiques, et/ou ayant une fâcheuse disposition aux coups de soleil).

Autre hypothèse, je ne suis pas doué ! Mais en tout état de cause, je crois pouvoir affirmer qu’il est plus délicat de démarrer un feu dans l’Amazonie palpable que dans les films ! Le taux d’humidité à saturation rend tous les bois morts détrempés. Il faut chercher des arbres qui ont reçu la foudre et qui sont morts sur pied, ou certaines espèces de lianes desséchées. Cela prend du temps, de l’énergie. Survivre, c’est faire les bons arbitrages.

Si je suis forcé de passer une nuit supplémentaire dans la jungle, je tenterai de démarrer un feu. J’aurai plus de temps pour m’organiser. L’idéal serait de trouver du bois flotté sur une plage à sec (de fleuve), séché par le puissant soleil de l’équateur… C’est d’ailleurs ce que faisaient les amérindiens de la tribu des Wayanas que j’ai croisés à l’embouchure de Grand Inini, à la frontière de la zone interdite en Guyane du Sud. Ils allumaient un brasier avec une déconcertante facilité, à peu près comme moi ma gazinière... Mais bon, je suis un Européen perdu. Je ne suis pas au bord d’un fleuve... Donc j’oublie.

***

La majorité des êtres humains ont peur des insectes ou en sont dégoûtés. Plus souvent encore… les deux !

Et c’est normal. Du moins cela s’explique. Depuis que l’homme est homme, notre espèce est confrontée au règne des insectes. Les punaises grouillaient dans les couches de nos ancêtres. Les poux colonisaient les têtes européennes jusqu'au début du XXe siècle. Les insectes menaçaient récoltes, silos à grains. Des vergers entiers perdaient leurs fruits quand ce n’est pas directement les arbres qui succombaient. Comble du mauvais goût, ils ont osé s’attaquer à la vigne française, laquelle a failli disparaître sous les assauts du phylloxera (lequel n’est autre qu’un insecte). D’autres peuvent réduire nos meubles, nos charpentes en poudre, trouer nos vêtements. Pire, ils peuvent transmettre des maladies, tuer le bétail et encore aujourd’hui, l’animal qui cause le plus de décès humains est le moustique, par transmission de maladies.

Ils pullulent. Ils envahissent. Ils piquent. Ils puent. Ils s’incrustent. Ils squattent.

Il y a encore seulement quelques siècles, même chez les scientifiques, il était répandu de croire que les insectes naissaient spontanément de la pourriture, de la chair en décomposition. D’une pomme pourrie ou un cadavre de chèvre semblaient apparaître en quelques heures des asticots. Quelques jours plus tard, ces petites larves se transforment en mouches diverses et variées. Génération spontanée quasi magique ! Forcément des nuisibles ! Parasites ! Créations du Malin !

Alors, comment s’étonner que cette diversité, anatomiquement et cognitivement si éloignée de notre univers, inspire à la majorité des êtres humains, autre chose que dégoût et peur ? Nos mères, et leur mère avant elles, ont profondément gravé dans nos cerveaux reptiliens, que nous devons tout faire pour éliminer cette vermine…

C’est ce que nous avons rêvé de faire pendant des millions d’années, sans y parvenir, du moins jusqu’à la toute récente apparition de l’ère industrielle pétrochimique (»1950), si heureuse de nous vendre ses produits en « ides », autrement dit, des produits de mort.

Mais voilà… Notre approche séculaire exterminatrice des insectes fondée sur l’émotion (et non la raison) oublie que nous sommes invités dans un monde dont ils façonnent l’équilibre. Il y a 4.400 espèces de mammifères sur Terre. Il y a plus de 6 millions espèces d’insectes. 80 % des espèces de notre macro système sont des insectes. Quelques dizaines d’espèces d’insectes nous causent des désagréments, mais des millions maintiennent un monde viable et vivable.

Les services écosystémiques (comme la pollinisation, le recyclage des excréments, le recyclage des cadavres, le recyclage du bois, etc.) reposent principalement sur leurs « inépuisables petites mains ».

La fertilité même de la terre repose largement sur la microfaune.

***

Malgré la douleur, je dois être constructif. Prudent aussi. Je me débarrasse avec moult précautions de mes barres de céréales pillées, dont il ne reste plus grand-chose. Je m’assure qu’aucune fourmi égarée, traînarde esseulée ne s’attarde, sur, ou dans mon sac à dos. Je devine avec soulagement l’aube qui pointe.

Je détache avec précaution mon hamac. Je rassemble mes quelques effets. Je bois les dernières gorgées d’eau propre de ma gourde. Je me ravitaille aussitôt auprès d’un ruisseau tout proche. A l’endroit où je me trouve, le relief n’est pas suffisant pour produire des sources évidentes. Une source qui jaillit de la terre, c’est l’idéal pour s’abreuver. D’abord parce qu’aucun excrément ou cadavre pourrissant n’a pu souiller l’eau en aval (sauf cas particulier des résurgences). Ensuite parce que les micro-organismes pathogènes sont filtrés par les sédiments (comme un filtre à sable de piscine). Mais l’endroit où je me trouve est seulement légèrement vallonné. Les sources créent des mares, voir des marécages grouillant de vie (sangsues, caïmans, serpents, etc.).

Je décide donc de filtrer le maigre filet d’eau courante du ruisseau à proximité, en plongeant ma gourde dont j’ai entravé le goulot avec mon tee-shirt. Le gros des bestioles est retenu par les fibres de coton. Puis je plonge deux pastilles militaires désinfectantes, me félicitant de toujours en laisser dans mon sac à dos. Sans ce moyen, un feu eût été indispensable, pour faire bouillir l’eau, tant le nombre de parasites est dense dans une eau saumâtre équatoriale. Voilà aussi pourquoi, il faut privilégier les gourdes en aluminium plutôt qu’en plastique. Parce qu’elles résistent aux flammes, les gourdes militaires sont parfaites à cet égard. En tout état de cause, il faut absolument éviter la déshydratation qui affaiblit énormément l’organisme. Si je perds 3% de mon poids en eau, je perds 50 % de mes capacités physiques.

Si je me laisse entraîner dans ce cercle vicieux, la fatigue et le manque de lucidité augmenteront significativement mes risques de blessures et diminueront d’autant mes chances de rentrer en un seul morceau.

Les instructeurs en survie aiment parler de la règle des « 3 ». Nous pouvons survivre 3 minutes sans respirer, 3 jours sans boire, 3 semaines sans manger. D’après moi, cet axiome est très théorique… Car sous un climat chaud, dans le désert Saharien par exemple, je doute que l’on puisse survivre ne serait-ce qu’une journée sans boire…Ce qu’en revanche, j’ai retenu de cette leçon, c’est que l’urgence des premiers jours en situation de survie n’est pas de s’acharner à trouver une source de nourriture. (Sauf en milieu très froid où notre corps dépense plus de 5000 calories par jour). L’urgence, c’est l’eau. De préférence une eau qui ne rend pas malade, car diarrhées ou vomissements entraînent de facto, une déshydratation sévère. Ensuite, selon les circonstances, utiliser son énergie à avertir des secours, rejoindre une bribe de civilisation ou se construire un abri...

Notre corps peut tenir trois semaines sans manger, car il a plusieurs stratagèmes à sa disposition. Ces stratagèmes se déclenchent de manière séquentielle au fil des semaines de jeûne. Bien sûr, il commence par puiser dans nos réserves de graisses. En dernier ressort, notre corps utilisera notre propre masse musculaire pour maintenir en activité notre cœur et notre cerveau. Lorsqu’on atteint ce stade, on est vivant mais généralement plus guère capable de bouger. Seul des secours extérieurs peuvent alors éviter le pire.

De toute façon, je ne compte pas rester trois semaines dans cette situation. A priori, je sais que je peux trouver à manger sans difficulté majeure. J’ai croisé nombre d’arbres à pain en venant, même si par le passé, j’ai trouvé le goût de ses fruits peu ragoûtant. Toutefois, inutile de préciser que les délicatesses gustatives deviennent accessoires en situation de survie.

***

La macrofaune se nourrit de la diversité et de la densité des insectes. En Europe, les poissons d’eau douce sont majoritairement insectivores. Nos amphibiens (tritons, salamandres, grenouilles, crapauds, etc.) sont strictement insectivores. Nombre de reptiles, tels les lézards, les geckos sont quasi 100% insectivores. Je ne parle pas des araignées qui sont, évidemment, quasiment toutes intégralement insectivores… Les oiseaux sont pour moitié, exclusivement insectivores et même les granivores nourrissent souvent leurs nouveau-nés avec des insectes. Certains mammifères également privilégient cette source de protéines, par exemple la totalité des 31 espèces de chauve-souris vivant en France sont, une fois de plus, devinez ? Oui, encore et toujours, parfaitement insectivores !

De plus, ce que l’homme occidental oublie souvent, c’est que les humains aussi en sont friands ! En Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, déjà 2 milliards d’humains consomment environ 1900 espèces d’insectes.

Conséquences ? Sur la terre ferme, sans insecte, c’est toutes les chaînes alimentaires qui s’effondrent. En Europe, la courbe de présence des espèces d’insectes est parallèle à celle de la présence des espèces d’oiseaux. Elles chutent de concert dans les abysses…

Bref, le monde animal et le monde végétal dépendent des insectes. Donc, la plupart des formes de vie que nous côtoyons dépendent de ces petits êtres divers.

Si l’on considère que la Vie est un miracle digne de perdurer, notre regard et nos actes à l’égard de la microfaune, de la diversité ne doivent-ils pas fondamentalement changer ? Existe-il plus précieux que la Vie ? Peut-on songer à une préoccupation plus sensée ? A un combat plus éthique ?

Voilà pourquoi, il nous faut dépasser nos peurs, nos dégoûts spontanés, pour chercher à comprendre leur univers qui s’organise et évolue dans un espace-temps différent du nôtre… C’est un univers sophistiqué, inventif, raffiné, haut en couleurs, interdépendant, innovant pour les modes de reproduction, imaginatif pour les modes d’alimentation, créatif pour les modes de survie à l’hiver, etc.

Car si nous gagnons la bataille contre les insectes, nous perdrons la guerre.

Bercés dans un environnement familier, anesthésiés par le confort, hypnotisés par l’abondance, nous oublions la fragilité du vivant, notre propre fragilité. Nous oublions que les civilisations sont mortelles, que les espèces sont mortelles. 99% des espèces apparues durant la fabuleuse histoire du vivant, ont disparu.

Contemporains, nous sommes tous des survivants !

Les programmes de sauvegarde d’espèces menacées mettent généralement en avant de ravissants mammifères. Nous ressentons tous, furtivement, combien ils nous sont proches. Notre capacité d’empathie en est d’autant plus flattée. Pourtant, en quoi consiste un programme de protection des éléphants, de bébés phoques, de baleines, de rhinocéros ou de pandas ? Le plus souvent, cela vise à sanctuariser un espace. Interdire les constructions, la chasse, les déversements de produits chimiques sur un territoire. Sanctuariser un espace, c’est préserver un écosystème. Dans l’espace sanctuarisé des bambouseraies du panda, ce sont des oiseaux, des végétaux, des insectes endémiques qui peuvent survivre aussi.

Il est infiniment plus laborieux d’attirer la sympathie des foules directement dans un combat pour la préservation des insectes, des araignées ou des vers de terre. Pourtant de leur rôle dépend tout le reste du vivant. Il faut apprendre cet univers pour en découvrir la beauté. On ne peut chercher à protéger que ce que l’on connait.

Depuis mon enfance et encore aujourd’hui, je m’étonne que les élites intellectuelles, politiques, médiatiques ne prennent pas ce défi à sa mesure, pour ce qu’il est, à savoir une situation de survie globale et planétaire.

Vous l’avez compris, toutes ces raisons m’ont poussé à fonder InsectsHotel.com. Agir, témoigner, dénoncer, transmettre. En préférant la politesse de l’humour aux lamentations infécondes.

Seul, perdu dans la merveilleuse mais peu hospitalière jungle amazonienne, je n’ai que trop conscience de ma propre fragilité. Toutefois les ténèbres enfin s’achèvent. L’aube salutaire se lève. Les rayons puissants de notre étoile changent radicalement la donne du sous-bois. La faune nocturne se tait, bientôt relayée par la diurne. La musique de fond de la jungle permute. Sa mélodie m’entraîne vers un peu d’optimisme prudent.

J’ai traversé cette nuit en brousse sans trop de casse. Ma douleur au cou, n’est, si je puis dire, qu’une simple piqûre de rappel. Je me sens prêt. Ma machette sortie de son fourreau, je sélectionne un majestueux fromager lointain en repère, pour amorcer un trajet en forme de spirale. En élargissant cette spirale, fatalement, je devrais finir par croiser la piste où se trouve ma voiture.

Du moins, c’était mon plan. Mais tout ne s’est pas déroulé exactement comme prévu…


Arnaud Vincent Auteur, dessinateur et fondateur d’InsectsHotel.com

Prochainement :

Perdu en Amazonie Chapitre 5