“Une des beautés de la Loi de la Jungle, c'est que la punition règle tous les comptes. C'en est fini après de toutes tracasseries.”
Le Livre de la jungle - Rudyard Kipling
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Un bruit. J’ouvre les yeux. L’obscurité est totale. Mais je n’ai guère besoin de faire un effort pour me remémorer où je suis. Des cris de singes lointains accompagnent d’omniprésentes mélodies aiguës d’oiseaux et autres A.V.N.I (Animaux Volants Non Identifiés).
Cette chorale improvisée remplit harmonieusement les ténèbres et m’annonce sans équivoque : “Petit, tu es perdu au fond de la jungle amazonienne” !
En d’autres circonstances, je trouverais ces berceuses magiques mais j’ai des préoccupations plus urgentes : ce bruit, quel animal ? Je me considère dans mon hamac, un peu comme un saucisson pendu dans un garde-manger, offert en offrande, aux seigneurs de la forêt.
S’il venait l’idée incongrue, à un petit félin du coin, de me mordre les fesses à travers le fin tissu qui m’enveloppe, je ne pourrais pas faire grand chose... Je ne le verrais pas venir. Je ne l’entendrais pas venir. Paradoxalement, je sentirais peut-être son odeur, surtout si c’est un mâle. En effet, l’expression “sentir le fauve” ne relève pas d’une réputation usurpée. Lors d’une autre aventure en forêt, je me souviens avoir croisé, une agressive et suffocante odeur d’urine envahir soudainement le sous-bois. J’ai toujours pensé que c’était un jaguar qui, curieux, devait m’observer. Mais je n’ai jamais pu le détecter et en avoir ainsi la certitude...
Le jaguar [Panthera onca] a un territoire d’environ 100 km2, soit un “carré” de 10 km de côtés, ce qui est un petit territoire pour un félin de cette taille (le mâle pèse jusqu’à 100 kg). En comparaison, le territoire de chasse d’un tigre de Sibérie [Panthera tigris altaica] est d’environ 1.000 km2. Les superficies dépendent de la densité de proies.
J’en déduis que statistiquement, les chances que mon petit hamac soit situé à moins de 5 km d’un jaguar, sont proches de... 100% !
Un chat domestique pèse 4 kg à l’âge adulte. Avec ses griffes rétractiles de quelques millimètres seulement et ses crocs pointus, nous sommes nombreux à avoir déjà fait l’expérience de sa capacité à infliger des blessures significatives.
Pour tenter d’appréhender la menace que représente l’anatomie d’un jaguar, il faut réaliser que c’est 25 fois la masse d’un chat (100 kg). Autrement dit, affronter un jaguar, c’est comme si nous devions affronter notre chat en ne mesurant que 30 cm de haut et en pesant 2,8 kg... Sans compter, qu’à taille comparable, le tout puissant prédateur d’Amazonie possède la mâchoire la plus puissante de l’ordre des félins. Sa technique courante de mise à mort, repose sur ses canines de 5 cm qui transpercent les parois crâniennes les plus dures, jusqu’au cerveau. Même des tortues ou des caïmans de 80 kg se retrouvent ainsi régulièrement à son menu.
Naturellement, si ces perfections anatomiques décident de me considérer comme une proie, elles savent avancer à contre vent, pour masquer leur odeur. Leur vie, c’est la chasse et réciproquement. Pour autant, je n’ai jamais entendu parler d’attaques de jaguars sauvages confirmées sur des humains en pleine forêt (seulement en zoos et cirques). Mais après tout, ils sont peut-être assez malins pour ne laisser aucun témoin !
Quoiqu’il en soit, je garde en tête que tout prédateur qui a faim, peut décider de dépasser sa méfiance pour les hommes et attaquer. C’est souvent le cas d’animaux malades, vieillissants ou sous-alimentés en raison de la dégradation/fragmentation de leur habitat ou du réchauffement climatique. Des animaux qui n’ont plus rien à perdre. Les ours polaires en sont désormais une triste et médiatique illustration.
L’homme urbain ou moderne, se sert désormais bien peu (du moins dans la nature) de son sens olfactif. Notre civilisation technologique est essentiellement fondée sur l’image et le son. Les odeurs naturelles dégoûtent les urbains, qui préfèrent parfums de luxe ou désodorisants WC, plutôt que de sentir le fumet du vivant.
Pour la faune sauvage, c’est souvent le contraire. L’odorat est un sens essentiel. L’avantage des odeurs ? Non seulement, elles ne sont pas amoindries par la nuit mais surtout elles s’affranchissent de l’instantanéité. Si vous détectez une proie par la vue ou le son, comme le font les chasseurs à l’affût, seul le moment immédiat vous donne une information. Présente, la proie est visible ; absente : elle est invisible. Idem pour un bruit. Mais l’odeur raconte une histoire persistante. Depuis combien de temps est passée cette proie potentielle (ou ce danger) ? Quelle espèce ? Quelle taille ? Quel sexe ? Est-elle blessée, malade ou en pleine possession de ses moyens ? Etc.
Sueur, urine, crottes, hormones, sang, cadavres en décomposition, sont autant de messages laissés entre acteurs de la forêt, parfois à leur corps défendant. Je ne doute pas que nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs, dans leur paradis perdu, savaient encore lire selon ces règles du jeu universel. Mais d’une certaine manière, sédentarisation et apparition de l’écriture en 3.000 avant J-C, sont concomitantes de ce péché originel : le jour où l’homme a cessé de discuter avec les autres tribus du vivant. Ainsi, paradoxalement, l’écriture nous a rendu analphabète à l’univers aromatique des activités organiques.
Les félins sont des animaux de territoires. Les canidés sont des animaux de meutes. Les premiers sont attachés à un espace. Les seconds sont attachés à leurs congénères. Étrangement, l’Amazonie qui possède tant d’espèces de félins (jaguar, puma, margay, oncille, ocelot, etc.), ne dispose que de très peu de canidés sauvages qui peuplent son territoire. Aucune espèce de loup, de coyote, de chacal, de hyène, de lycaon ne se trouve en jungle équatoriale profonde, alors qu’ils colonisent pourtant des territoires aussi divers que l’Arctique, les déserts sableux (Fennecs), les métropoles humaines ou l’Australie à la biodiversité si singulière (dingos, introduits par les aborigènes il y a 4000 ans). Même, le renard ne s’est pas adapté ici, pourtant c’est l’un des mammifères sauvages les plus répandus au monde, juste derrière les rongeurs (rats, souris...).
Un canidé sauvage occupe tout de même la forêt équatoriale sud-américaine : le chien des buissons [Speothos venaticus]. Il ne faut pas se fier à son nom vernaculaire, c’est bien un canidé sauvage. Cette petite peluche aux mœurs diurnes ne fait que 30 cm de haut et pèse maximum 7 kg ! Il est rare en Amazonie mais semble particulièrement affectionner la Guyane ! Doté d’un museau court, il n’en possède pas moins, une mâchoire d’une puissance surprenante pour sa taille. Comme les loups, sa chasses organisée en meute (d’une dizaine d’individus), lui permet de capturer des proies bien plus grandes, comme le cabiaï [Hydrochoerus hydrochaeris], lequel fait pourtant 8 fois son poids ! Détail croustillant, ses pattes palmées en font un excellent pêcheur opportuniste ! Il arrive que des amérindiens apprivoisent un juvénile, pour en faire un compagnon de chasse. Cela nous rappelle que cet élan humain qui consiste à apprivoiser un canidé est apparu simultanément dans différentes régions du monde, à peu près en même temps (environ -45.000 ans ; paléolithique supérieur). Ainsi du loup [Canis lupus] descendent tous les chiens domestiques [Canis lupus familiaris], du yorkshire aux dogues allemands !
Je sais que le bruit qui m’a sorti de ma torpeur ne peut pas être un canidé. Un félin aurait été silencieux, un serpent aussi. Je remercie les aléas de l’évolution darwinienne, car la forêt amazonienne n’abrite pas d’ours. Le seul ours d’Amérique du Sud est l’ours à lunettes [Tremarctos ornatus] mais il vit loin à l’Ouest du continent, uniquement dans la cordillère des Andes. Pour cette nuit, son aire de répartition bien délimitée me convient parfaitement...
Je dois en avoir le cœur net. Savoir quelle bestiole n’a pas peur de mon odeur ! Pouvoir, si nécessaire l’affronter...
En silence, je sors lentement ma machette de son fourreau. Je regrette un peu d’avoir quitté mes rangers. Mes pieds nus semblent bien fragiles en cas de complications. Je comprends mieux pourquoi les Amérindiens, nous surnomment “pieds tendres”.
Prêt à en découdre, je décide d’allumer ma modeste lampe frontale en direction du bruit persistant...
“Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cour [...]” !
Le lac ; Alphonse de LAMARTINE (1790 - 1869)
La scène ne doit pas durer plus d’une seconde, mais dans ces moments décisifs, il semble que le temps se plie aux vers de Lamartine. Une part de nous même devient alors spectatrice de nos propres actions. Le temps suspend son vol.
Cette nuit-là, l’agouti tapageur [Dasyprocta] qui avait troublé mon sommeil et me tenait bruyamment compagnie dans l’obscurité, est prestement reparti en bondissant voir ses congénères, sans doute persuadé d’avoir assisté à une rencontre du troisième type à la Spielberg !
En effet, je me mets à sa place. Il a vu une soudaine lumière (ma frontale) à 1m70 du sol, sur une espèce de demi lune oscillante en suspension (mon hamac), accompagné d’un cri (mon cri), probablement inédit dans ce lieu, somme toute, assez confidentiel. J’imagine ce pauvre agouti encore fébrile, racontant cette histoire peu crédible à ses congénères dubitatifs.
Je pense que les arbres de la clairière en rient encore.
De mon côté, tout aussi contrit, je ne peux que raconter à mes propres congénères, le malentendu de mon angoisse nocturne. Mon imagination spéculait sur les supers-prédateurs de la jungle, alors qu’en réalité, l’indiscret noctambule n’était qu’un modeste herbivore de la taille d’un chat, une sorte de gros rat sans queue.
Si j’avais été perdu depuis plusieurs jours, il eût plutôt fallu que je tente d’en faire mon prochain petit déjeuner ! Pour survivre, pour manger, je l’aurais fait sans état d’âme. Mais, pas plus ce jour-là, qu’aucun autre jour, je n’ai eu besoin de prélever un habitant de la jungle.
Alors que ma formation militaire, m’a entraîné à l’utilisation de toutes sortes d’armes à feu, que j’ai tiré des milliers de cartouches dans différents stands de tirs, et que je suis plutôt bon tireur, surtout en arme de poing (pistolet) : je ne suis jamais sorti dans la jungle armé ! En dépit de centaines sorties en forêt, il s’est avéré manifestement, que je n’ai jamais eu besoin d’une arme à feu, sauf peut-être, parfois, contre un moustique de banlieue -ou deux-, coupables d’incivilités un peu abusives... Mais bon, nous nous sommes finalement arrangés à l’amiable. Juste via des applaudissements.
Aussi, lorsque je lis dans la presse, qu’un chasseur a tué un ours brun dans les Pyrénées, au prétexte de la légitime défense, je ne peux m’empêcher de prendre partie... pour l’ours ! Pourquoi les biens plus nombreux non-chasseurs, fatalement non-armés, ne sont jamais confrontés à ce genre de dilemme ? Ni jamais dévorés par un ours à ma connaissance ? Des deux côtés de la frontière franco-espagnole, les Pyrénées abritent environ 40 ours bruns [Ursus arctos arctos], tandis que la France compte 5 millions de moutons... (Des mauvaises langues diraient beaucoup plus). C’est à peu près les proportions entre sauvages et domestiqués, qu’impose notre modèle de civilisation à la répartition du vivant en occident. Et ce modèle s’infiltre, se répand insidieusement, gangrène chaque jour un peu plus, la sublime Amazonie...
Après mon intimidant cri de guerre dans la nuit, nécessairement affreusement humain, la jungle se tait un instant. Comme nous parfois, interpellée par un bruit de fond non identifié, elle retient son souffle et, curieuse, tend son oreille. Puis, si ce bruit hétéroclite tarde à se répéter, les activités de la vie quotidienne reprennent leur rythme normal. Les grenouilles se remettent à chanter.
Les battements de mon cœur ralentissent enfin. Si tant est qu’il y avait bien un danger, dans l’immédiat, il semble passé. Je regarde ma montre. Il est 2:30 du matin. Encore 3 ou 4 heures d’obscurité à tenir.
Je décide de remettre mes chaussettes et mes rangers pour être plus mobile en cas d’affrontement physique. Même en France métropolitaine, j’ai le réflexe compulsif de vérifier soigneusement que mes chaussettes et chaussures sont vides de toute présence indésirable. A ma décharge, j’ai quelquefois été témoin, de guerriers un peu trop confiants qui, mal réveillés, enfilent leurs pantoufles en baillant le matin et sont soudain... bien réveillés par une piqûre de scorpion ou de guêpe !
Bien m’en a pris ! Je sors, d’une de mes rangers, un joli spécimen de scolopendre géant [Scolopendra gigantea]. L’écrasante majorité des petites bêtes de l’ordre des myriapodes (mille-pattes) ne présente pas de danger pour l’homme, sauf... les scolopendres. Ils sont carnivores et disposent de crochets venimeux appelés forcipules. Les morsures sont courantes en Guyane, même dans les maisons et même à travers une moustiquaire. Vu les grimaces et plaintes qui s’ensuivent, j’en ai déduis sans mérite, que ces morsures doivent être douloureuses (mais jamais mortelles). Bref, après l’avoir admiré et dévisagé, j’éloigne mon fâcheux squatteur du bout de ma machette. Sans autre incident, j’enfile mes chaussures.
Pauvres bipèdes. Nous sommes condamnés à raser le sol. Nous raisonnons dans le plan, en deux dimensions. Mais la jungle est une mer de trente mètres de profondeur où l’essentiel de la vie raisonne et se déplace en trois dimensions. Un oiseau, un insecte ou même un singe, appréhende son univers dans le volume.
L’humanité ne sait presque rien des étages supérieurs de la forêt. Pourtant chaque niveau cultive sa biodiversité “locale”. En Amazonie, la canopée, c’est à dire la strate des frondaisons directement influencée par le rayonnement solaire, propose un visage et une densité vivante pour l’essentiel inconnus des hommes.
Brûler cette forêt, c’est brûler la bibliothèque antique d’Alexandrie. Un savoir immense, irremplaçable se perd à jamais dans des volutes de fumées inutiles. Tragique amendement, dans cette bibliothèque cyclopéenne foisonnante, chaque ouvrage est un être sensible, étranger à nos convoitises et qui souffre pourtant de nos inconséquences.
Allongé dans mon hamac, je me sens immergé. Je flotte. J’appartiens à ce monde. Je me sens connecté à cette complexité. Alors que je reprends confiance dans la modeste place de l’homme, je ressens soudain une douleur aiguë, proche de la jugulaire...
Arnaud Vincent Auteur, dessinateur et fondateur d’InsectsHotel.com
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Suite : "Perdu en Amazonie" Chapitre 4