Perdu en Amazonie [Chap. 2]

Image Perdu en Amazonie [Chap. 2]

La perspective soudaine de devoir passer une nuit, seul, dans la jungle amazonienne profonde, fait brusquement monter mon rythme cardiaque.

Cette phase de prise de conscience relève quasi exclusivement de l’émotion. Incrédule, j’oscille entre déni et perplexité. Un élément doit m’échapper. Je ne peux pas m’être mis dans cette situation !

Quelques images de films ou de romans d’aventure me reviennent en mémoire. Un long métrage avait durablement impressionné mon imaginaire d’enfant : La forêt d’émeraude. Un petit garçon blond aux yeux bleus se perdait dans la jungle amazonienne et était recueilli par une tribu d’amérindiens sans contact avec la “civilisation”. Une fois adulte, il recroisait sa famille occidentale, mais il était devenu un “indien blanc”. La force de la culture sur les gènes.

J’y suis ? C’est mon tour ? Du calme. Tu es juste perdu. Juste perdu...

Dans notre vie moderne, un emploi du temps imposé par les circonstances et potentiellement dangereux, est rarissime.

Mon corps synthétise de l’adrénaline en abondance. La fatigue et le sommeil disparaissent. Je ne sens plus les douleurs, les piqûres, les courbatures. Quelles courbatures ? Mes sens sont davantage en éveil. Mais je sais que ce sursaut d’énergie aura un “coût”, payé en fatigue ultérieure, mieux vaut l’utiliser à bon escient.

Mais enfin, pourquoi n’ai-je pas pris de boussole ? Tout ce qui me manque, c’est de savoir où est le Nord !

Dans ma famille, nous sommes amateurs de randonnées en montagne. Aussi, dés mon enfance, je jouais avec des boussoles trouvées au fond d’un tiroir ou dans la poche d’un vieux sac à dos, juste à côté de la couverture de survie bien pliée et du sifflet ! Dans mon arrogance, confronté à l’abondance du confort matériel, j’avais classé tous ces objets : “gadgets inutiles” ! Pourtant, pour me donner bonne conscience, les jours de spéléo ou de ski de rando, je m’imposais souvent d’en avoir une avec moi, généralement rangée dans la trousse de premier secours. Détail non sans ironie, fut-un temps, mon porte-clefs de voiture -certes rétrospectivement bien kitch- était une petite boussole orange fluo !

Bon, ressasser ce que je ne peux changer est inutile. Je n’ai plus le luxe d’utiliser mon temps et mon énergie à des fins triviales.

Un jour vient où chacun d’entre nous peut ressentir cette frustration, pour un briquet, un couteau ou un téléphone mobile... Surtout un téléphone mobile. Désormais les faits divers démontrent que la survie dépend souvent de la durée de la batterie.

Dans ce genre de circonstances, l’irritation contre soi-même est un classique inutile. Si on s’en sort, on aura tout le temps d’en tirer les conséquences. En groupe, la colère contre le responsable est tout aussi contre-productive. La survie est une succession d’actes décisifs, à faire et ne pas faire... et de la chance souvent. Il faut rapidement s’imposer la discipline d’utiliser son énergie et ses capacités cognitives à des activités ou réflexions constructives.

Alors, je m’assoie sur le tronc d’un arbre mort qui a l’air propre. Par propre, comprenez sans cavité louche. Pragmatique, je passe mentalement en revue mon programme des prochaines heures, séquence par séquence, pour me sortir de ce pétrin. Et soudain, je songe à ma voiture. Elle m’attend sagement garée en bord de piste. Si des clandestins passent devant pendant la nuit, probable qu’elle soit volée ! Si j’avais su, je l’aurais mieux cachée. S’ils n’arrivent pas à la démarrer, ils me démonteront le moteur en quelques heures, pour l’utiliser comme groupe mécanique sur un site d’orpaillage. Dans la brousse, les moteurs sont précieux car ils sont lourds et pénibles à transporterà travers la jungle depuis le Brésil ! D’ailleurs, nos gendarmes français qui luttent contre l’orpaillage illégal, détruisent en priorité les moteurs avec de la thermite, un “explosif” qui monte à 2200°C, traverse le moteur de part en part, le rendant définitivement irréparable. Sans doute le pire coup dur matériel infligé aux illégaux, lesquels se sont, bien entendu, volatilisé dans la jungle bien avant l’arrivée de l’armée française.

***

Fréquenter les bars officieux de la Crique à Cayenne ou ceux de St-Laurent du Maroni, constitue souvent un voyage dansant et instructif dans les profondeurs cosmopolites et chaudes d’Amérique du Sud. Un moyen accéléré pour devenir un affranchi de la brousse. Entre les éclats de rires de prostituées, provenant curieusement souvent d’îles caribéennes hispanophones (par correction je ne préciserai pas lesquelles), l’ambiance est au merengue dominicain, salsa cubaine, bossa-nova brésilienne ou même à nos zouks antillais ! Que des danses sensuelles, qui échauffent les sens !

Je suis, depuis toujours, un lamentable danseur. Il faut me torturer ou me saouler à mort pour espérer me traîner sur une piste de danse. Je me suis pourtant souvent laissé séduire par ces rythmes charnels et joyeux, surtout “période de carnaval”.

Le carnaval est une institution en Guyane.

Comme aux Antilles ou au Brésil, l’apogée de la fête se déroule du lundi gras au Mercredi des cendres. Les femmes sont recouvertes de robes multicolores à frou-frou. Couvertes de la tête aux pieds et masquées, celles-ci deviennent littéralement méconnaissables. Ce déguisement redoutable en place, votre voisine ou votre boulangère devient une touloulou. Dans ce contexte, le folklore veut que ce soit les touloulous qui invitent les hommes à danser. Si pendant un zouk enfiévré, une main baladeuse pince votre fesse, vous vous imaginerez sans doute que c’est la charmante maîtresse d’école de votre petit dernier qui a secrètement flashé sur vous... Mais bien souvent, ce n’est “que” votre femme qui vous a invité...et testé. Elle vous reprochera longtemps de vous laisser, dans l’anonymat, complaisamment “peloter” le derrière !

Touloulous

Dans cette atmosphère, j’ai toujours trouvé fascinant d’écouter les vieux baroudeurs aux visages burinés, aux rides profondes, parler librement sous l’effet du rhum. Pour cela, il faut comprendre leur mélange de créole/espagnol/français et avoir... une bonne descente !

Comme nombre de trappeurs du Grand-Nord ou de marins des mers du monde entier, ces aventuriers, à la vie quotidienne souvent dure et solitaire, répondent au besoin d’interaction sociale par un sens de la fête et de la boisson concentrés sur quelques jours. Dans ce genre d’endroit, je cultivais le fait d’être souvent le plus jeune et forçait le trait du naïf qui découvre la vie, si bien que mes compères d’un soir vantaient plus volontiers leurs exploits : pépites, femmes, lieux de pêche ou rencontres non désirées avec... la faune sauvage. Ces hommes dont les destins ont souvent connu des rebondissements inimaginables pour un occidental rangé, évoquent leurs coins de chasse, comme nous parlons à nos amis du dernier restaurant à la mode. Le gibier, c’est leur supermarché.

Si vous tenez la distance sans sombrer, vous les entendrez peut-être se moquer des déconvenues d’occidentaux naïfs. Par exemple, ceux partis en 4X4 et revenus en caleçon ! Littéralement braqués dans des embuscades par des bandits de grands chemins, versions remastérisées des vieux westerns à la John Wayne. A nuancer toutefois, ce genre de mésaventures était surtout vrai dans les pays à l’Ouest de la Guyane française, encore plus dangereux : Suriname, Guyana, Venezuela, et la Colombie des cartels. Mais enfin, je n’ai jamais vu dans le monde, un endroit où le concept de frontière est si éloigné de la notion communément admise.

Si je parviens à retrouver la piste, comme prévu avec ma spirale, je sais que devrai marcher vers l’Est pour retrouver ma voiture. Mais si mon véhicule a été volé ou dégradé au point de ne plus rouler, je devrai rejoindre la civilisation à pied...

Je considérais que j’étais à environ 20 Km à vol d’oiseaux au Sud-Ouest du village amérindien d’Iracoubo, soit environ 70 km à l’Ouest de la base spatiale européenne de lancement de Kourou. Autant dire, au milieu de nulle part.

A vol d’oiseaux”, quelle poétique expression, mais finalement si peu informative dans la jungle. Ce qui prend deux minutes à un toucan, peut nous prendre 24 heures... Sans compter les obstacles du type rivière de cent mètres de large, appréhendés de manière fort différente par les volants et les rampants... Mon espèce étant bipède depuis trois millions d’années, j’estimais que je devrai parcourir entre 30 et 40 km de piste isolée avant d’atteindre la route goudronnée et fréquentée. Sur la route d’asphalte, je pourrai faire du stop jusqu’à la ville très européanisée de Kourou. J’espère qu’un bon samaritain acceptera de s’arrêter, parce que si j’arrive jusque là-bas, fort probable que je ne sois plus très présentable.

Bon. Je fais le bilan. Je peux mettre une journée à retrouver la piste et ma voiture, puis au pire 10 heures de marche, si je n’ai vraiment pas de chance. Je n’ai jamais parcouru de telles distances à pied en Guyane. Dans cette hypothèse, je vais devoir passer, une, peut-être deux nuits dehors. Je vais avoir soif. Je vais avoir faim. Je vais atteindre mes limites physiques. Mais, l’un dans l’autre, cela semble jouable, si les ténèbres ne sont pas trop mouvementées.

Les souvenirs de ma formation d’élève officier à Saint-Cyr Coëtquidan me reviennent à l’esprit. Je me souviens des marches de quatre-vingts kilomètres avec sac à dos de 20 kilos, FAMAS, casque lourd et même ANP (Appareil Normal de Protection, plus connu des civiles sous le terme masque à gaz), dont l’étui nous cisaillait la cuisse gauche à force de frottement... Sans être dupe que la forêt bretonne de Brocéliande est bien différente de sa cousine amazonienne, j’avoue qu’à l’heure de ce défi solitaire, ces souvenirs m’ont donné confiance.

En 1999, en Guyane, je n’étais qu’un modeste lieutenant de réserve, adjoint au commandant d’unité de la compagnie de réserve du 9ème RIMA de Cayenne (Régiment d’Infanterie de MArine). Dans le civil, je dirigeais la petite filiale locale d’un groupe suisse international. Mais au moins, l’un de mes atouts était de ne pas être un touriste. Je n’avais pas besoin de torturer mon appareil digestif en absorbant des pilules de nivaquine en traitement préventif contre le paludisme. De plus, après six ans dans différents pays tropicaux, mon corps s’était habitué à la température sous l’équateur et plus important encore, à un taux d’hygrométrie à saturation. En effet, l’humidité moyenne est de l’ordre de 90% en Amazonie. La vapeur d’eau présente dans l’air détrempe tout, jusqu’à faire moisir le linge sur les étendages. Rien ne peut sécher totalement. Pourquoi croyez-vous que les amérindiens ne portent qu’un pagne ou un cache-sexe, depuis la nuit des temps ?

Dans ma solitude forcée, j’envisageais toute de même l’unique éventuelle alternative. Tenter de retrouver la piste avant la nuit, mais sans méthode, au feeling ! J’ai bien sûr quelques chances d’être rentré dès ce soir, mais beaucoup de chances de ne jamais rentrer. C’est un peu jouer à la roulette russe mais avec trois balles dans le barillet. De plus, si je dois stopper ma progression surpris par la nuit, je ne pourrai pas m’installer confortablement. A l’époque, les lampes frontales n’étaient pas encore à LED. Elles éclairaient peu et consommaient leurs piles rapidement.

Survivre c’est faire les bons arbitrages. Il me reste trois heures avant la tombée de la nuit. L’obscurité tombe brusquement dans le sous-bois, déjà naturellement sombre. Je décide d’utiliser la lumière du jour qu’il me reste pour aménager un camps de fortune, pour sécuriser -autant que faire ce peut- ma nuit. Heureusement, j’avais déjà l’expérience des nuits précaires en forêt. Mais seul, c’est une première ! Je me rassure en me rappelant que la dernière fois, j’avais dormi comme un bébé !

Je décide d’installer mon camp de fortune au pied du plus grand arbre du coin. D’abord, parce que son ombre vaste et dense a limité la végétation du sous-bois à son pied, dessinant même les contours d’une petite clairière naturelle (moins de déblaiements et ménage à faire en perspective). De plus, ses branches basses sont au moins vingt mètres plus haut, donc je limite les risques que ma chaleur corporelle attire pendant la nuit, des bestioles présentes dans l’arbre. Nombre d’arthropodes terrestres hématophages localisent leurs proies visuellement, dans la gamme des infrarouges. Puis un certain nombre, dont les tiques, se laissent tout simplement tomber des arbres.

Cet arbre représente aussi un excellent point de repère, que je peux voir d’assez loin. Si nécessaire, je peux explorer une plus grande zone à proximité, sans perdre de vue l’emplacement de ma nouvelle rustique chambre d’hôte.

Autre facteur discriminant, je dois disposer de deux troncs solides, distants d’environ cinq mètres, pour accrocher mon hamac. Heureusement, présentement, comme disent les Québecois, les troncs, ce n’est pas ce qui manque !

J’adorais mon hamac en toile de parachute ! Une charmante amérindienne me l’avait offert à Belem au Brésil, non loin de l’immense embouchure du fleuve Amazone. Il était léger, doux et je l’emmenais partout avec moi. Oui, je parle bien de mon hamac... Il est mort de sa belle mort, bien des années plus tard, dans les Yvelines ! Je suis brusquement passé au travers pendant la sieste devant le barbecue... Les mauvaises langues diront que je ne faisais déjà plus le poids des mes vingt ans, mais d’après moi c’est juste qu’il avait eu son compte de voyages et d’aventures. C’était son heure.

J’attachais mon hamac assez haut, à environ 1m70 du sol. A cette hauteur, toute la faune de la jungle peut passer dessous, même un tapir, que l’on appelle maïpouri en Guyane. En même temps, je ne le met pas plus haut, car l’installation est toujours acrobatique et je peux tomber pendant la nuit. La priorité en situation de survie devient rapidement de prendre encore davantage soin de son corps. Éviter les ampoules, les blessures, la déshydratation. Plus tard, éviter la faim. La capacité à marcher est littéralement une question de vie ou de mort.

Une fois mon hamac accroché, je ne quitte plus ma clairière, car je ne veux surtout pas perdre mes rares affaires. Je nettoie le sol, autant que possible et toute les branches à la machette, pour que je puisse détecter plus facilement tout ce qui rampe.

Maintenant, deux stratégies sont possibles. Être le plus discret possible ou le plus “remarquable” possible. Je choisis la seconde solution. Je frotte mes bras sur les branches coupées pour transmettre mon odeur (en m’étant assuré au préalable qu’elle ne sont ni coupantes, ni urticantes). Et j’installe ces branches à l’odeur désormais humaine, tout autour de la clairière, qui doit faire environ six mètres de diamètre. L’écrasante majorité des animaux sauvages dans le monde, se méfient, à juste titre, des humains. Pourtant, dans les coins vraiment reculés, il arrive que certains étourdis ne connaissent pas ou ne respectent pas cette règle tacite !

Ma gourde est assez pleine. J’ai dans mon sac de quoi me restaurer... pour ce soir. Je ne me rationne pas spécialement, demain j’aurai besoin d’énergie. A quoi ça sert d’avoir économisé, si on en meurt ?

Je m’installe dans mon hamac. Je n’ai pas de bâche à installer comme toit de fortune mais heureusement ce n’est pas la saison des pluies. Plus embêtant, je n’ai pas non plus de moustiquaire intégrée. Je retire mes rangers que je pend à un bout de mon nouveau lit/cabane. Je dois absolument faire “respirer” mes pieds pour éviter les ampoules et, à plus long terme, champignons et moisissures. Bien sûr mes chaussettes ne sécheront pas. Je ne me vois pas pour autant, marcher pieds nus, comme le font les petits elfes de la forêt...

L’avantage d’un hamac de brousse, c’est que le contact physique avec la forêt est réduit à sa portion congrue et limite, de facto, l’accès aux bestioles rampantes. Pour bien s’installer dans un hamac, il faut se coucher en diagonale, le corps se retrouve alors à plat et stable. J’utilise mon sac comme oreiller. Il est encore tôt, mais la fatigue me rattrape subitement. Je garde ma précieuse machette bien aiguisée, dans son étui, le long de mon corps, à portée de main.

***

En ces heures de solitude forcée, je laisse mon esprit vagabonder. Bien sûr, très vite les pensées dérivent vers la famille, les amis, les collègues. On imagine, comment ils prendront la nouvelle si l’on ne “revient” pas. Pour ne pas cogiter dans des pensées sombres, je décide de me concentrer sur une rencontre, faite quelques jours plus tôt : un vieux tchèque attachant croisé dans un bar de Cayenne. Ce personnage de BD s’était tiré de situations critiques tellement rocambolesques, qu’il devenait, en ses heures transitoires, peut-être un peu, mon inspiration.

Tout le monde l’appelait le Russe. Soit disant à cause de son accent. Je crois surtout que les sud-américains mettaient tous les pays du Pacte de Varsovie dans le même panier. Il avait été dans son pays natal, un jeune pilote de chasse. La rumeur racontait qu’il avait déserté aux commandes d’un avion MIG en 1950, en pleine guerre froide. Il aurait atterri en Europe de l’Ouest puis aurait fui les représailles du KGB au fin fond de la Guyane française, aidé par le SDECE (ancêtre de la DGSE, le fameux service où sévissait OSS117;)). La rumeur est romanesque. Elle est sans doute un peu exagérée mais contient aussi beaucoup de vrai. Je ne pense pas qu’il ait déserté aux commandes de son chasseur, sans quoi, il aurait vraisemblablement été abattu en rentrant dans l’espace aérien des odieux capitalistes. A cette époque de guerre froide, les transfuges de l’autre côté du rideau de fer étaient rares. Les raisons qui l’ont poussé à quitter la Tchécoslovaquie ne devaient pas être banales, d’autant qu’il était assurément un ancien pilote de chasse... Entre deux verres, il m’a raconté son arrivée en Guyane en 1951. Il travaillait alors discrètement comme assistant vétérinaire. Sa mission consistait à traquer les chauves-souris vampires, redoutables tueuses de bovin. Un métier pas banal !

Ces vampires, représentés par trois espèces sont les seuls mammifères parasites du règne animal. Leurs incisives sont si tranchantes que les victimes endormies ne ressentent rien. La plaie est petite mais saigne abondamment en raison de la présence d’anticoagulant administré par la chauve-souris. Cette petite Dracula peut tout à fait s’abreuver aux veines d’un humain, et donc est probablement, au moins en partie, à l’origine de la réputation sombre et non méritée de l’ensemble des chiroptères.

Après son époque “chasse aux vampires”, la suite de la vie de notre vieux “russe” blanc est quasi officielle, puisqu’il est devenu une légende de l’aviation guyanaise. Le meilleur pilote de brousse pendant plus de 50 ans ! On le recrutait à prix “d’or” ou de pépites, pour faire les largages dans la forêt profonde. Après des acrobaties maîtrisées par lui seul, il savait en effet larguer les sacs de vivres ou de médicaments avec une précision diabolique, depuis son petit avion à hélice, sur les villages isolés ou les camps d’orpailleurs perdus au milieu de la canopée.

Pour la petite histoire, en 1999, nous avons pris ensemble (comme passagers), un petit bimoteur à hélice de Guyane en direction de la Martinique. Dans cet avion Air France d’une vingtaine de places, le président du RPR de l’époque, Philippe Séguin était en campagne pour les européennes et poursuivait sa tournée entre Cayenne et Fort de France. Courbés dans ce coucou exigu, nous discutions politique avec l’ancien Président de l’Assemblée Nationale. Soudain notre “vieux russe blanc”, peut-être ému par les circonstances, victime d’une crise cardiaque, s’effondre sur le plancher de l’avion ! Nous étions au-dessus des Caraïbes, encore à quelques heures de vol de l’aéroport du Lamentin en Martinique. Après quelques infructueux massages cardiaques, le personnel d’Air France l’a pudiquement recouvert d’une couverture.

François Susky, l'as des as de la brousse

J’étais persuadé que mon héros aviateur & aventurier, avait rendu l’âme. Une fin à la Molière pour un type de sa trempe, mort sur scène ! Mais non. Hommage à la qualité des urgences des hôpitaux français d’Outre-mer, ils l’ont sauvé ! Il est ensuite devenu un peintre reconnu. Il est mort en 2017. Il avait 91 ans. Il est désormais enterré au pied d’un inselberg qui porte son nom, dans la Guyane profonde qu’il aimait tant.

Les services secrets français, lui avait donné comme nom : François Susky.

Exposition : huiles sur toile de Francois Susky (Cayenne 2016)

Ces types, qu’on appelait les vieux blancs, étaient les marginaux de l’Europe, ceux inadaptés à la société bureaucratique qui caractérise le vieux continent. Beaucoup voulaient se faire oublier par le système. Je me souviens avoir croisé profondément dans la forêt, des Autrichiens déserteurs de la Légion étrangère espagnole ou des Siciliens si allégoriques, qu’ils semblaient tout juste échappés d’un long métrage de Coppola ou de Scorcese. Bref un monde masculin, assez brutal, un pays de la seconde chance pour tous les accusés de la vieille Europe. Aucun doute que les autorités laissaient faire en toute connaissance de cause, pour les mêmes raisons qu’elles avaient instauré en leur temps : le doublage pour les bagnards libérables...

En effet, sous le Second Empire, outre les déportés politiques qui, pour la plupart, séjournèrent à l'île du Diable (comme le capitaine Dreyfus), il y eut les transportés, des condamnés aux travaux forcés pour une durée de cinq ans minimum par les Cours d'Assises de métropole, astreints de plus au doublage : à leur libération, ils devaient passer dans la colonie un temps au moins équivalent à celui de leur peine ; si celle-ci était égale ou supérieure à huit ans, l'assignation à résidence en Guyane était définitive. Autrement-dit, condamné à la Guyane à perpétuité ! Le bonheur !

***

Sur ces pensées bercées par la moiteur de la jungle, une obscurité profonde inonde le sous-bois. Tandis que mes yeux se ferment, une foule d’animaux aux mœurs nocturnes s’éveille...

Arnaud Vincent Auteur, dessinateur et fondateur d’InsectsHotel.com

Suite : "Perdu en Amazonie" Chapitre 3