Amazonie 1999 [Chapitre 1] : Se perdre dans la jungle

par Arnaud VINCENT (auteur, dessinateur et fondateur d'InsectsHotel)

En 1999, je me suis perdu, seul, dans la jungle amazonienne.

Mon regard d’européen urbain sur l’Amazonie en demeure depuis, tendre et affectif.

J’étais à pied, en treillis/rangers, juste “armé” d’une indispensable machette. Cette lame d’acier est assez dangereuse mais sert principalement à avancer dans le sous-bois dense et non à se défendre contre d’hypothétiques prédateurs.

Je vivais en Guyane française depuis trois ans. Ma maison de l’époque, située en bordure de la jungle à Matoury m’avait déjà réservé un nombre incalculable de rencontres exotiques dans mon modeste jardin : serpents, iguanes, paresseux, tapirs, ibis rouges, agoutis, etc.

Ma quête d’observation de la biodiversité, surtout de la microfaune (insectes, arachnides, batraciens et occasionnellement reptiles), m’entraînait souvent dans la jungle profonde.

L’Amazonie française est composée d’une forêt dense équatoriale d’un seul tenant, de la taille de la Belgique. Vue d’un petit avion à hélice ? Une forêt de brocolis à perte de vue ! Ce foisonnement bigarré seulement structuré par quelques larges fleuves : les “routes” de l’Amazonie, artères de vie empruntées par des pirogues, seuls véritables véhicules de la jungle.

J’avais “apprivoisé” une petite mygale [Terraphosa Blondi] (voir quadriptyque ci-dessous), que mes collaborateurs avaient eu le goût controversé de baptiser du doux sobriquet de... Clitoris !

Clitoris se baladait parfois dans mon salon, provoquant, comme vous vous en doutez, les hurlements de mes visiteurs humains et plus encore humaines.

Mygale de Leblond

J’avais pris l’habitude de partir seul en forêt car tout simplement personne ne souhaitait m’accompagner... Du moins, plus d’une fois. Je n'insistais pas.

Nous autres français métropolitains, avons l’image gravée dans notre inconscient collectif, que l’Amazonie est un “enfer vert”. Cette réputation inquiétante tient beaucoup je crois, à l’histoire de la Guyane. Cette région a été gourmande en vies d’hommes depuis l’arrivée des premiers européens en 1500.

Mais c’est bien l’installation du bagne de 1795 à 1946 qui a véhiculé par association une image lugubre. Le vaste territoire guyanais était parsemé d’une vingtaine de camps de travail et de quatre pénitenciers. Pourtant, le taux de mortalité élevé des bagnards était surtout dû à la malnutrition, les travaux forcés et les maladies tropicales non soignées.

Restes des cellules du Bagne des Annamites (environ 15 km de Cayenne)

Pour ma part, je regarde au contraire depuis toujours cet espace avec des yeux d’enfants, avant tout fasciné par la densité de la biodiversité. Je vois toujours l’Amazonie comme un paradis, une harmonie, un équilibre sophistiqué qui nous échappe largement et je le crois sincèrement comme le plus grand trésor présent sur terres émergées. Je vous laisse deviner, ce que je pense des gugusses qui préconisent de la brûler pour planter du soja OGM...

Une espèce connue sur dix vit en Amazonie. Mais elle contient selon les estimations, 25 à 50% de la biodiversité mondiale... En effet, comme vous le savez sûrement, chers lecteurs d’InsectsHotel, la biodiversité est essentiellement terrestre et dans les forêts équatoriales ;)

Oh, dis comme cela, pour beaucoup d’entre nous, c’est juste quelques chiffres froids un peu effrayants. Après tout, l’Amazonie semble si lointaine et si différente de nos préoccupations occidentales quotidiennes, pourquoi s’en soucier ?

Pourtant, asseyons-nous en silence au sein du cœur soyeux de la forêt et percevons dans notre chair la pulsation du vivant ! Vulnérables, étrangers à cet univers, nous ne pouvons alors que nous incliner face au foisonnement du divers. Ce spectacle invite à l’humilité et nous rappelle de manière théâtrale que l’homme n’est qu’une créature parmi 8,7 millions d’autres et que nous avons ensemble cette merveilleuse planète en partage...

Alors à quel titre, une poignée d’individus, d’une seule espèce : l’homme, s’arroge-t-elle le droit de détruire les lieux de vie de tant d’espèces ? Comme nous, ces êtres sont l’aboutissement de milliers de générations d’individus à s’être battus pour assurer une descendance. Chaque espèce est un miracle de survie, d’évolution, tout en étant la promesse des nouvelles espèces de demain. Égoïsme, cupidité, ignorance balaient d’un revers de main ce qui relève pourtant d’une temporalité qui nous dépasse...

Je me demande parfois, pourquoi les croyants ne se révoltent pas davantage contre cette œuvre de destruction méthodique... La biodiversité n’est-elle pas la Création ? La réalisation du Tout-Puissant ? Je caresse alors l’illusion naïve que les fous de Dieu s’emparent de ce combat et deviennent plutôt des radicaux de la préservation !

En dépit du regard sévère posé sur les acteurs de la déforestation, il faut finir par se remettre soi même en cause et se demander, comment notre propre individualité peut peser sur ces enjeux ? Par nos votes, nos consommations, nos habitudes, nos voix, nos poings ?

***

Je n’ai jamais eu peur de la jungle amazonienne. Mais j’ai très vite été conscient que la vie peut basculer en quelques secondes, en cas de mauvaises rencontres... Ici plus qu’ailleurs.

Ce jour-là, mon sac à dos contenait un appareil à photo, un couteau et, par sécurité, quelques vivres, une gourde, une “frontale”, un hamac léger en toile de parachute, une tablette de pastilles militaires de désinfection pour traiter de l’eau et la rendre potable, (mais qui, je vous l’annonce par expérience, n’empêche pas la turista). Pas de boussole, je l’avais prêtée ou égarée je suppose.

Personne ne savait où j’étais ; pas même moi d’ailleurs ! Pardon maman, si tu lis cet épisode que je n’ai jamais raconté en détail ;)

Après avoir garée ma voiture au bord d’une piste de latérite, je m’enfonçais dans la forêt primaire, profondément sauvage.

Piste de latérite. La couleur rouge, vient de l'oxydation du fer

Comme le petit Poucet, je laissais des repères visibles tout le long de mon chemin. Ces repères de brousse sont généralement des entailles de machettes dans de fines branches à hauteur du regard. L’entaille ou la tige cassée donnent la direction du repère suivant.

Je n’avais pas d’inquiétude particulière. Je savais qu’au nord de ma position, une longue ligne droite rouge traversait la jungle (la piste terreuse où j’étais garé). Or même à travers une épaisse canopée, la course du soleil permet (s’il fait beau) de deviner l’axe Est-Ouest et donc d’en déduire le Nord. De plus, je cultive cette habitude étrange d’avoir besoin en permanence de savoir “où est le Nord”...

Dans les mégapoles, en utilisant le métro, je “perds le Nord”. Je me sens alors très mal à l’aise et n’ai de cesse de “recaler ma boussole interne” dès ma sortie à l’air libre. Mais j’allais découvrir à mes dépens, que la jungle du crépuscule n’offre aucun repère...

Cet après-midi là, l’œil rivé dans le viseur de mon appareil, concentré et émerveillé, je photographiais des espèces d’araignées multicolores. Lorsque je relevais la tête, je ne savais plus depuis quelle direction je venais. J’avais bêtement perdu ma propre trace (mes fameux repères de brousse). Le ciel s’est sans doute voilé car je ne devinais plus, à travers l’épais feuillage : la position du soleil.

Bref, je commençais à être perdu ou j’étais déjà perdu, je ne saurais dire.

Pour un amérindien, chaque coin de forêt est distinct. Pour nous, rien ne ressemble plus à de la jungle que de la jungle. Pourtant, ce qui nous apparaît homogène, autrement dit un énorme tas de végétal vert, constitue en réalité le plus souvent un écosystème singulier, source de l’extraordinaire diversité du vivant. Bien sûr, je me console en pensant que ce gentil amérindien “largué” à Paris, serait en difficulté pour se repérer, chaque immeuble se ressemblant à ses yeux, comme chaque arbre de la jungle se ressemblent à nos yeux urbains.

Wayanas, tribu amérindienne du Haut Maroni (Guyane française)

Précisions à nos jeunes lecteurs, en ce temps-là, les GPS n’existaient pas (du moins, pour les particuliers). C’était le début de l’ère mobile mais de toutes façons, vingt ans plus tard, la jungle n’est toujours pas équipée d’antennes relais ! A mon domicile, avec une connexion Itineris de France Telecom, à 112 K au lieu de 56 K, j’avais la connexion internet la plus rapide du quartier ! Il ne fallait que 10 minutes pour télécharger une photo ! Facebook, dites-vous ? Mark Zuckerberg avait 15 ans... Un temps où il était bon de se perdre. Possible surtout.

Dans mon immobilité fébrile, mes yeux ont commencé à apercevoir d’infimes mouvements. Je me souviens avoir dénombré une vingtaine d’espèces d’insectes différents. Puis ma discrétion a permis peu à peu le retour des chants d’aras bleus et jaunes, de grenouilles, parfois le cri d’un singe hurleur au loin, autrement-dit la musique de fond de la jungle, qui fait ressentir si intensément l’extraordinaire imbrication du vivant.

Perdu, quelles rencontres doit-on craindre ?

Singe hurleur

Les jaguars nous détectent de loin à l’odeur, au bruit. Ils évitent les humains et demeurent invisibles (même si à l’époque, ils étaient encore répandus). Les caïmans noirs, caïmans à lunettes, caïmans à front lisse vivent de préférence dans de vastes zones marécageuses ou sur les rives de larges fleuves et non dans la forêt profonde. La plupart des animaux potentiellement dangereux, il suffit de ne pas les toucher, comme ces petites compagnes que je croisais souvent au pied des arbres humides : les magnifiques et colorées dendrobates, ces grenouilles au venin neurotoxique cutané extrêmement puissant.

Dendrobates

Finalement, les animaux de la jungle que je redoute le plus sont les serpents. La Guyane française compte une centaine d’espèces de serpents, dont une dizaine présentent un danger fatal pour l’homme. Les serpents corail (famille des élapidés) proposent un venin redoutable, mais leurs petites mâchoires rend les morsures peu courantes. Les membres de la famille des vipéridés comme les quelques espèces de Grages sont souvent ceux à l’origine des rares décès humains par morsure.

Grage grands carreaux

En pirogue, j’ai souvent croisé le majestueux anaconda. Ce seigneur est le plus gros serpent du monde. Il peut atteindre plus de 200 kg et mesurer plus de huit mètres. Il n’est pas venimeux mais constricteur, c’est à dire qu’il enserre sa proie et l’étouffe en serrant son corps incroyablement puissant. Un homme seul, à plus forte raison un enfant, doit se méfier de ces supers prédateurs.

Anaconda

Mon cœur a bondi plus d’une fois dans ma poitrine, lorsqu’en marchant, je détectais tardivement, bien camouflé, un serpent liane arboricole immobile à quelques centimètres de mon visage.

Enfin, même si je défendrai toujours leur cause jusqu’à épuisement, les insectes ne se privent pas de me piquer ! Les ingrats ! Les médecins considéraient, déjà à l’époque, que les moustiques m’avaient transmis le paludisme depuis longtemps mais que j’avais la chance de ne pas en présenter les symptômes. Globalement j’ai su éviter les morsures les plus “embêtantes”, comme celles des mygales ou des scolopendres géants (myriapodes) ou les piqûres réputées douloureuses d’hyménoptères (fourmis balle de fusil, guêpes, etc.). En revanche, inutile de s’attarder bien longtemps dans ce genre d’escapades pour ramener quelques souvenirs du genre sangsues, tiques et autres joyeusetés.

Autant ces piqûres et morsures peuvent être très désagréables, autant aucune ne présente un danger vital immédiat. Hormis l’homme, l’animal le plus dangereux au monde, reste -de loin- le moustique, responsable de plusieurs millions de décès chaque année. Mais ils “tuent” par transmission de maladies...

***

J’ai toujours dans un coin de ma tête, que la pire rencontre en brousse, peut s’avérer être l’homme. En 2000, la jungle amazonienne française, était déjà depuis longtemps tristement parsemée d’orpailleurs clandestins, souvent brésiliens côté Oyapock (Est), plutôt surinamais, côté Maroni (Ouest). Rencontrer des chercheurs d’or au détour d’un sentier au fin fond de la forêt, (systématiquement armés de fusils et parfois d’armes automatiques) représente toujours un moment qui peut mal tourner, surtout pour un “fromage blanc” d’occidental européen, seul... Oui, le pt’it blanc, pourrait dénoncer leur position aux autorités françaises.

Et je n’évoque même pas, la tentation de dépouiller les inconscients qui se baladent seuls. Ne perdons pas de vue, que les habitants de la Guyane, des Français, ont les plus hauts revenus moyens d’Amérique du Sud... Ces rencontres en forêt profonde sont peu probables mais sur les pistes, cela peut arriver...

La plupart de ces travailleurs illégaux sont eux-mêmes exploités, victimes d’une forme d’esclavagisme moderne. Souvent épuisés par la vie difficile en brousse, ils deviennent d’autant plus dangereux que la drogue circule facilement en Amazonie. Le crack ou la cocaïne en provenance de Colombie coûtait dix fois moins cher qu’à Paris. Et pour cause, les frontières entre pays n’existent que sur les cartes et sont impossibles à surveiller dans les faits, noyées qu’elles sont dans la jungle impénétrable, du moins pour l’instant.

La plupart de ces travailleurs illégaux sont eux-mêmes exploités, victimes d’une forme d’esclavagisme moderne. Souvent épuisés par la vie difficile en brousse, ils deviennent d’autant plus dangereux que la drogue circule facilement en Amazonie. Le crack ou la cocaïne en provenance de Colombie coûtait dix fois moins cher qu’à Paris. Et pour cause, les frontières entre pays n’existent que sur les cartes et sont impossibles à surveiller dans les faits, noyées qu’elles sont dans la jungle impénétrable, du moins pour l’instant.

Je ne peux toutefois m’empêcher d’en vouloir à ces orpailleurs illégaux car ils utilisent des jets à haute pression qui éventrent la terre, la défigurent, la bouleversent durablement. Pire ils utilisent du cyanure (et/ou du mercure) pour concentrer les paillettes d’or, cyanure que l’on retrouve ensuite dans les cours d’eau, qui polluent mortellement la faune aquatique. Les amérindiens eux-mêmes ne peuvent plus pêcher les innombrables poissons, devenus impropres à la consommation car présentant des concentrations de cyanure mortelles.

***

Vous ne voyez pas le ciel, ni soleil, ni lune, ni étoile. La végétation ne vous donne aucune indication sur le nord. Vous n’avez pas de boussole. Vous savez en revanche, qu’en allant au nord, vous ne pouvez pas rater la piste qui traverse la jungle d’Est en Ouest. Si vous vous trompez et que vous allez au sud, vous ne trouverez que la jungle sur des centaines de kilomètres, autrement dit : risque mortel.

Alors que faire ?

Monter à la cime d’un arbre pour détecter la piste est extrêmement dangereux, sans un équipement adapté et sans être en groupe. Les arbres qui dépassent significativement la canopée sont généralement des fromagers ou kapokier [Ceiba pentandra] qui atteignent 60 mètres de haut, soit l’équivalent d’un immeuble de 12 étages. Non seulement c’est dangereux, risque de chutes et de mauvaises rencontres dans la montée mais en plus, c’est très consommateur d’énergie et peu probable de voir quoique ce soit une fois au sommet. En plus il faut redescendre sans se casser la g...

Tarzan et les lianes c’est dans les films. J’ai essayé une fois de me balancer à une liane, elle s’est rapidement “décrochée” sous mon poids, et je me suis retrouvé les quatre fers en l’air, sur un nid de fourmis peu accueillantes.

Pour ce qui concernent les histoires de mousses qui ne poussent que d’un côté des troncs et indiquent le Nord, ce ne sont pour moi que des... fake news ! Certes, le terme n’existait pas à l’époque ;) Souvent farceuse, la mousse guyanaise fait le tour du tronc...

La solution que j’ai choisie, consiste à évoluer sur un trajet en spirale depuis ma position inconnue. Élargir petit à petit cette spirale jusqu’à croiser la piste en question. Pour cheminer le long d’une spirale à peu près régulière, j’utilisais des points de repère aussi loin que possible dans mon champs de vision, souvent de grands arbres. Ainsi peu importe où est le nord, je croiserai nécessairement la piste.

Toutefois, la distance que je devrai parcourir pour le retour sera forcément bien plus grande qu’à l’aller. Je m’estimais à seulement 2 km maximum de la piste. Mais la spirale risquait de créer un parcours de 8 km. Or 8 km, c’est à peu près la distance maximum possible en une journée dans la jungle dense (pour un homme seul, en bonne forme physique et avec une machette)...

8 km, je n’avais pas le temps de les faire avant le crépuscule. J’allais devoir passer la nuit en forêt, seul, avec pas grand chose sur moi...